CHAPITRE PREMIER
La navette d’assaut trônait dans le corral telle une malédiction, voilée d’un rideau de neige fine poussé par le vent. De la fumée colportant une odeur de chair brûlée qui prenait à la gorge tourbillonnait, mêlée aux flocons, et les museaux de ses canons à énergie et de ses lance-torpilles fumaient là où ils s’évaporaient en sifflant. Des mégabisons pelés gisaient autour de ses béquilles d’atterrissage, leur carcasse de quinze cents kilos génétiquement modifiée déchiquetée sous la neige et réduite en charpie sanglante par les explosifs brisants.
Les écuries et les étables n’étaient plus que des décombres calcinés, et chevaux et mules s’entassaient contre la palissade opposée ; ils avaient cessé de hennir. Ils n’avaient pas fui sur-le-champ, car ils avaient déjà vu approcher des navettes et les seuls humains qu’ils connaissaient les avaient toujours bien traités. À présent, un alignement de cadavres massacrés témoignait de leur fuite finale affolée.
Ils n’étaient pas morts seuls : un corps humain gisait près du portail, un jeune garçon âgé peut-être de quinze ans – difficile à dire, après le déluge de balles qui l’avait achevé – qui s’était précipité à découvert pour l’ouvrir quand le carnage avait débuté.
Un des assaillants franchit la porte béante de ce qui naguère avait été un foyer en rebouclant sa ceinture, poursuivi par un son inarticulé, prononcé par une voix brisée qui avait perdu toute humanité depuis plusieurs heures. Un ultime coup de pistolet retentit ; le son se brisa net.
Le commando rajusta sa cuirasse puis se fourra deux doigts dans la bouche et émit un coup de sifflet strident. Les autres membres de son équipe se faufilèrent hors de la maison ou émergèrent des hangars, déjà chargés de brassées d’objets de valeur.
« J’appelle le cargo dans… quarante minutes HAP ! » Du bras, le chef fit le geste de pomper puis désigna un espace dégagé près de la navette d’assaut posée au sol. « Rassemblez tout ici pour le tri !
— Et Yu ? » s’enquit un homme en montrant d’un brusque signe de tête le seul commando mort, dont le corps gisait par terre, entremêlé au cadavre de son meurtrier aux cheveux blancs. La rafale avait déchiqueté le vieil homme, mais le visage de Yu était figé en un rictus de surprise horrifiée et ses doigts raidis étreignaient la glace ensanglantée là où le poignard de survie avait glissé sous sa cuirasse pour l’éventrer. Le chef haussa les épaules.
« Assurez-vous qu’il est bien décontaminé et abandonnez-le. Les autorités seront satisfaites de noter que quelqu’un au moins aura tué un pirate. Pourquoi les décevoir ? »
Il gagna le corps de Yu en quelques enjambées et le fixa en grimaçant. Ce pauvre taré oubliait constamment qu’il s’agissait d’un boulot, pas d’une bonne occasion de s’envoyer en l’air comme un goret. Sûr de lui, il était tombé sur ce vieux croûton dans le seul dessein de prendre son pied en le désossant. Si ce vieillard avait disposé d’une arme correcte, il aurait pu expédier une bonne demi-douzaine de nos gars.
Certes, le chef avait choisi voilà bien longtemps de renoncer à son humanité, mais il ne verserait certainement pas de larmes sur Yu ni sur ses pareils. Il lui tourna le dos, refit signe à ses hommes, et la troupe d’assaillants s’enfonça de nouveau dans la fumée, les ruines et le carnage pour reprendre le pillage.
Elle émergea de la neige telle l’ombre à la fourrure blanche de la mort, des mèches de cheveux ambrés voletant autour d’un visage ovale dont les yeux de jade semblaient sortir tout droit de l’enfer. Son cheval fourbu gisait loin derrière ; ses flancs avaient cessé de se soulever et sa sueur avait gelé. Elle avait pleuré en songeant avec quelle vaillance il avait répondu à son âpre pression, mais ses larmes avaient séché depuis. L’axel s’instillait en elle, et le temps semblait s’écouler lentement et gauchement, tandis que l’air glacé lui brûlait les poumons.
Le communicateur qui l’avait convoquée alourdissait une poche de son parka et elle fourra ses jumelles dans l’autre tout en progressant dans cette blancheur immaculée. Elle avait reconnu le modèle de la navette – un de ces vieux modules Léopard, loin d’être neuf mais encore fonctionnel – et compté les assaillants quand ils s’étaient rassemblés autour de leur commandant. Vingt-quatre, vingt-cinq en comptant le cadavre qui gisait avec grand-père dans la neige. Le plein pour un Léopard, constata sous son crane l’ordinateur impavide. Ne restait donc plus personne à bord, ce qui signifiait que nul ne pouvait la tuer avec les armes de la navette… et qu’elle pourrait en massacrer davantage avant de mutait.
Elle vérifia de la main gauche le poignard de survie accroché à sa hanche puis referma la droite sur son fusil. Ses adversaires possédaient des armes d’assaut, certains portaient des grenades et tous étaient dotés de cuirasses inertes. Ce n’était pas son cas, mais elle n’en avait cure et caressait amoureusement son arme. Un félin des neiges, comme celui qui s’en prenait à leurs troupeaux depuis que l’hiver avait touché à sa fin normale, pouvait même s’en prendre à un mégabison ; raison pour laquelle elle était sortie ce matin lourdement armée.
Elle atteignit la navette et s’agenouilla derrière une de ses béquilles pour observer la maison. Elle avait envisagé de s’approprier l’oiseau, mais un Léopard devait être doté d’un canonnier distinct et connecté à la télémétrie de son vaisseau mère. Elle ne pouvait en aucun cas s’en emparer sans qu’on l’apprenne immédiatement là-haut, ni même se servir de son armement ; si bien que la vraie question était de savoir s’ils avaient laissé leur com allumée. Si l’appareil de leur casque était relié à l’unité principale, ils pouvaient appeler des renforts. Mais de quelle distance ? Trente kilomètres… lui apprit son ordinateur. De chez les Braun, soit peu moins d’une minute pour une navette. Trop court. Pas moyen de les descendre à mesure qu’ils sortiraient ; elle n’en tuerait pas assez avant de mourir.
Ses yeux de jade glacés ne cillèrent même pas en balayant le cadavre mutilé de son frère. Elle était braquée, son esprit fourmillait de souvenirs qu’elle avait tenté d’oublier pendant cinq ans, et elle les étreignit comme elle étreignait son fusil. Aucun Berserker, lui apprit l’ordinateur. Chevauche l’axel. Ne gâche pas ta mort.
Elle quitta le couvert et, pareille à un tourbillon de neige un peu plus dense que les autres, se dirigea vers le transformateur. Un assaillant y était en train de siffler, agenouillé pour débrancher le commutateur. Dix pour cent des crédits de sa sœur étaient passés dans cet appareil, lui fit observer l’ordinateur alors qu’elle posait silencieusement son fusil pour dégainer le poignard. Un demi-pas, des doigts d’acier agrippant une chevelure huileuse, l’éclair d’une lame et le bras gauche de son parka n’est plus blanc.
Et d’un. Elle lâcha le cadavre et récupéra son fusil puis entreprit de longer le flanc du transfo. Un pied fit crisser la neige, arrivant de l’arrière de l’édifice, et son fusil tournoya comme un bâton. Des yeux qui s’écarquillent sauvagement dans un visage stupéfait. Une main qui tâtonne en quête d’un pistolet. Des poumons qui tentent de téter assez d’air pour hurler… et la crosse qui écrase une trachée comme un marteau-pilon. L’homme se cassa en deux en arrière, émit un atroce gargouillis d’agonie, les mains crispées sur sa gorge broyée, et elle l’enjamba, le laissant suffoquer.
Et de deux, chuchota l’ordinateur, et elle sortit de nouveau à découvert, flottant comme la neige, s’en servant. Une bourrasque de flocons balaya un des assaillants pendant qu’il halait un traîneau plein de fourrures de félins des neiges vers la navette d’assaut. Son nuage l’enveloppa et, quand elle fut passée, il gisait sur le ventre dans une flaque écarlate fumante.
Et de trois, marmonna l’ordinateur pendant qu’elle se glissait derrière la maison et poussait la porte brisée de la pointe de l’orteil.
Un commando releva les yeux en percevant ce léger froissement puis les écarquilla de stupéfaction en voyant cette silhouette drapée de neige traverser la cuisine jonchée de débris. Sa bouche béa et une explosion d’un blanc orangé le précipita dans la salle à manger par la porte cintrée. Quatre, compta l’ordinateur. Il était tombé sur le corps nu et brisé de sa mère. Des cris résonnèrent et un pirate planqué derrière le mur de la salle à manger fit pivoter son fusil à travers l’ouverture. Les yeux de jade de la mort ne cillèrent même pas : un éclair fora un trou large comme le poing dans le mur et l’homme qui se tapissait derrière.
Cinq. Elle revint vivement sur ses pas, disparut dans la neige et se jeta à terre au coin d’une serre. Deux agresseurs fonçaient vers l’arrière de la maison, leur arme braquée, en pataugeant dans la neige. Elle les laissa passer.
Les deux déflagrations parurent n’en faire qu’une et elle exécuta un roulé-boulé sur sa gauche, dégageant le coin de la maison. La navette se trouvait juste sous ses yeux et le commandant de la troupe d’assaut courait sauvagement vers sa rampe inclinée. Un poing de feu le frappa entre les omoplates ; elle se releva à croupetons et, toujours pliée en deux, piqua sur l’abri du puits.
Huit, chuchota l’ordinateur, puis un fusil d’assaut aboya devant elle. Elle s’abattit, tandis que la balle au tungstène explosait son fémur comme un épieu de plasma, et un des pirates poussa un cri de victoire. Mais elle n’avait pas lâché son fusil, et son triomphe se mua en terreur panique quand il le vit brusquement, presque machinalement, se braquer sur lui : sa tête éclata en une fontaine d’écarlate, de matière grise et d’esquilles d’une blancheur de neige.
Elle se redressa sur sa jambe valide, les nerfs et les veines embrasés par les protocoles antichoc, et se traîna jusqu’à la fondation de cérambéton. Les yeux de jade perçurent un mouvement. Elle le traqua de son fusil, l’index crispé.
Dix, ronronna l’ordinateur, tout en jaugeant distances, portées et vecteurs en fonction de sa mobilité réduite, et elle se faufila sous l’auvent de l’abri du puits. D’autres coups de feu éclatèrent, mais la terre ferme s’élevait devant elle comme une digue. Ils ne pouvaient lui tomber dessus que de face ou de flanc… et la rampe de la navette s’élevait sous ses yeux, dans sa ligne de mire.
Un ouragan de balles pénétrantes au tungstène cribla l’abri du puits, cherchant à couvrir une seconde ruée désespérée vers la navette. Deux hommes foncèrent pour aller servir ses armes, et neige et terre giclèrent devant elle, arrosant son visage pareil à un masque. Des débris de cérambéton dégringolaient de l’auvent, mais ses cibles se déplaçaient lentement et maladroitement ; elle ne tarda pas à refaire surface, écoutant la voix de son sergent instructeur, avec tout le temps dont elle avait besoin devant elle.
Douze. Elle se remit à ramper avant qu’un des détenteurs de grenades ne songe à s’en servir, en ondoyant sur les coudes et le ventre, laissant derrière elle un ruban de sang cramoisi.
Elle enfonça d’une claque un chargeur neuf dans son arme et ressortit sur sa gauche, de nouveau vers la maison, puis se releva sur son genou valide. Des fragments de métal lui sifflaient aux oreilles, mais elle était de nouveau dans le coup, chevauchait l’axel, tandis que son fusil oscillait avec une précision de métronome. Des amateurs, déclara l’ordinateur alors que trois pirates la chargeaient en tirant de la hanche comme les héros d’une holovid. Son index caressa la détente et le fusil lui heurta l’épaule. Encore. Trois fois. Quatre.
Elle se releva, piqua un sprint poussif en se traînant dans la neige, tandis que des blocages nerveux l’isolaient de la douleur et que son muscle déchiré raclait un fémur aiguisé comme un couteau. Dans un recoin de son cerveau, elle se demandait combien de temps encore elle pourrait endurer ce régime avant que son artère fémorale n’éclate, mais une poussée d’adrénaline inonda son organisme, sa vision redevint nette et elle roula à couvert derrière le perron de façade.
Seize, lui apprit l’ordinateur, puis dix-sept quand un pirate jaillit de la maison sous ses yeux et mourut. Il faillit lui tomber dessus et, à la vue de son équipement, son visage afficha une expression pour la première fois. Elle lui arracha sa ceinture de munitions et un sourire de louve lui retroussa les lèvres quand ses doigts ensanglantés s’emparèrent de la grenade. Elle la brandit, tout en écoutant les piétinements à l’intérieur de la maison, puis la balança en arrière, par-dessus son épaule, à travers la porte brisée.
Le contre-amiral Howell se redressa tout droit dans son fauteuil en entendant une alarme glapir dans son récepteur neural. Une diode azur clignotait sur son écran holographique, bien au-delà de l’orbite planétaire la plus extérieure, et sa tête pivota brusquement vers son officier des opérations.
Les yeux du capitaine Rendleman étaient fermés : il communiquait avec l’IA du vaisseau. Puis ils s’ouvrirent et croisèrent le regard de son supérieur.
« On a peut-être un problème, amiral. La station d’observation annonce que quelqu’un vient de pousser son propulseur Fasset à cinq heures-lumière.
— Qui ça ?
— Encore aucune certitude, amiral. Le central du renseignement travaille dessus, mais la signature gravifique est très ténue. Son intensité suggère un destroyer, peut-être un croiseur léger.
— Mais, dans tous les cas, un vaisseau de la Flotte ?
— Sans aucun doute, amiral.
— Merde ! » Howell fixa son écran avec morosité et regarda la lumière clignotante acquérir de la vélocité à un train dont seul était capable un vaisseau stellaire à propulsion Fasset. « Que diable fabrique-t-il dans les parages ? Ce système est censément nettoyé ! »
Question purement rhétorique, ce dont Rendleman se rendit compte aussitôt puisqu’il se contenta de fixer son supérieur en arquant un sourcil.
« HAP ? demanda Howell au bout d’un moment.
— Floue, amiral. Ça dépend de son point de rotation, mais il prend de la vitesse à un rythme incroyable – il doit avoir de loin franchi la ligne rouge – et sa trajectoire exclut toute destination sauf Mathison V. Il se trouvera épouvantablement près de la limite de Powell de V en atteignant son orbite, mais il arrivera peut-être à tenir le choc.
— Ouais. » Howell se frotta la lèvre supérieure puis s’entretint avec sa propre synthconnexion pour surveiller les signaux d’autorisation pendant que son vaisseau amiral regagnait le QG. Leur fenêtre d’intervention était devenue un tantinet trop étroite.
« Vérifiez la situation des équipes des navettes, ordonna-t-il, et Rendleman entreprit de feuilleter un tas de rapports de son doigt mental.
— Les cibles primitives sont presque dégagées, amiral. La première vague de navettes bêta est déjà en train de charger… il semble qu’elles auront terminé dans deux heures environ. La plus grande partie de la seconde vague poursuit son programme de ramassage, mais une navette alpha n’a pas encore envoyé la relance.
— Laquelle ?
— Alpha 2-1-9. » L’officier d’opérations consulta de nouveau sa synthconnexion. « Ce devrait être… l’équipe du lieutenant Singh.
— Hum. » Howell se pinça la lèvre inférieure. « Elle a envoyé un RAS ?
— Oui, amiral. Ils ont déclaré la perte d’un homme puis envoyé le signal “voie dégagée”. C’est seulement qu’ils n’ont pas regagné le cargo.
— La com a essayé de les joindre ?
— Oui, amiral. Sans succès.
— Les imbéciles ! gronda Howell. Combien de fois leur avons-nous dit de laisser quelqu’un à bord pour surveiller la com ? » Il pianota sur le bras de son fauteuil de commandes puis haussa les épaules. « Détournez leur cargo sur la prochaine escale et restez en liaison », ajouta-t-il tandis que son regard se reportait sur l’écran principal.
Elle s’affaissa contre le mur, le cœur battant la chamade tandis que l’adrénaline fusait dans son organisme. Les produits chimiques s’y joignirent, scintillant profond en elle comme un éclair glacé, et, d’un geste brusque, elle resserra son garrot de fortune. Sous elle, la neige était écarlate et l’os brisé saillait au fond de sa plaie pendant qu’elle vérifiait le voyant de son chargeur. Restaient encore quatre charges et elle sourit du même sourire de louve.
Elle rabattit son capuchon et essuya une traînée de sang sur son front ruisselant de sueur, en même temps qu’elle adossait sa tête au mur. Personne ne tirait. Nul ne bougeait non plus dans la maison derrière elle. Combien en restait-il ? Cinq ? Six ? Quoi qu’il en fût, aucun ne devait être connecté à la com de la navette, sinon les renforts seraient déjà là. Mais elle ne pouvait pas se contenter de rester assise. Elle avait l’esprit clair, bouillonnant d’une énergie instillée, et, si son artère fémorale n’avait pas encore cédé, la balle pénétrante à haute vélocité avait déchiqueté les tissus, et ni les coagulants ni le garrot ne freinaient l’hémorragie. Elle serait bientôt saignée à blanc et, message ou non, quelqu’un finirait tôt ou tard par venir prendre des nouvelles des assaillants. D’une manière ou d’une autre, elle serait morte avant de les avoir tous liquidés.
Elle se remit à se déplacer, en se traînant, vers l’angle nord de la maison. Ils devaient se trouver de ce côté, à moins qu’ils n’essaient de la contourner, ce qui n’était pas le cas. C’étaient des tueurs, pas des soldats. Ils n’avaient aucune idée de la gravité de sa blessure et ils étaient terrifiés par ce qu’elle leur avait déjà infligé. Ils ne songeaient pas à la tuer mais se terraient quelque part, tapis dans quelque position défensive tout en s’efforçant de se couvrir mutuellement.
Elle s’effondra de nouveau et, recourant à ses amplificateurs sensoriels, balaya le paysage silencieux de son regard augmenté, en quête d’empreintes de pas dans la neige. Là. Dans le saloir et – ses yeux revinrent se porter un peu en arrière – dans l’atelier de son père. Ce qui leur assurait un feu croisé sur son seul accès direct à la maison, mais…
L’ordinateur ronronna derrière ses yeux de glace et elle entreprit de rebrousser chemin.
« Toujours rien de la 2-1-9 ?
— Non, amiral. » Rendleman commençait à se faire réellement du mouron, songea Howell. Et avec raison. La signature non identifiée se rapprochait à vitesse grand V et continuait d’accélérer. Le capitaine mettait vraiment le paquet et il crevait les yeux qu’il allait frôler Mathison V un poil au-delà de la limite de déstabilisation de son mode de propulsion. Le contre-amiral jura dans sa barbe, car nul, censément, n’aurait dû être en mesure d’arriver là-bas si vite, et ses propres cargos étaient bien incapables, aussi profondément enfoncés dans le système, d’accéder à une telle accélération.
S’il voulait qu’ils arrivent à temps, ils devaient partir sur-le-champ.
« Foutus crétins, marmonna-t-il en consultant le chronomètre avant de se tourner vers Rendleman. Faites donner les cargos et envoyez à toutes les navettes bêta le signal d’activer le mouvement. Interrompez tous les ramassages dans un créneau d’un peu plus d’une heure et rappelez toutes les navettes alpha sur les cargos. Nous récupérerons le reste des navettes bêta avec les combattants et nous les répartirons plus tard. »
Il en restait quatre, tapis dans les bâtiments en préfabriqué et voués à une âpre morosité. D’autres ? Où diable étaient passées les foutues navettes de renfort ? Et qui… quoi… les guettait donc dehors ?
L’homme posté près de la porte du saloir épongea la sueur qui engluait ses yeux en regrettant que le bâtiment ne disposât pas de davantage de fenêtres. Mais ils avaient épinglé l’autre enfoiré et lui-même avait vu le sang dans la neige. L’inconnu devait souffrir. Pas question pour lui de s’esbigner sans…
Quelque chose traversa la périphérie de son champ de vision et s’engouffra par la porte ouverte de l’atelier qui se dressait en face, puis quelqu’un se jeta sur le ventre en tentant frénétiquement de s’emparer de l’objet. Les mains de l’homme se refermèrent dessus et il se redressa à genoux, un bras déjà rejeté en arrière… avant d’être englouti par la boule de feu en rapide expansion qu’était devenu l’atelier.
Une grenade. Une grenade ! Et elle venait de derrière le coin. De derr…
Il pivotait encore sur ses genoux quand la porte de derrière, dissimulée par les claies du saloir, s’ouvrit vers l’intérieur à la volée : un éclair de feu dissipa la pénombre, pulvérisant son dernier camarade contre un mur tandis qu’une image cauchemardesque emplissait son champ de vision… Une silhouette de haute taille, svelte et élancée en dépit d’épaisses fourrures ; la jambe en lambeaux, teinte d’un bourgogne plus sombre, d’un pantalon à carreaux ; une chevelure évoquant un lever de soleil tapissé de neige et encadrant des yeux de glace couleur d’émeraude ; et le museau mortel d’un fusil tenu à hauteur de hanche et pivotant, pivotant…
Il hurla et pressa la détente au moment où l’ombre faisait feu de nouveau.
« Toujours rien de la 2-1-9 ?
— Non, amiral.
— Ramenez-la par télécommande.
— Mais, amiral, et Singh et…
— Que Singh aille se faire foutre ! » râla Howell en plantant son doigt sur l’écran. Le point bleu était à l’intérieur de Mathison V. Encore une heure et le destroyer serait à portée de senseur, prêt à exécuter la manœuvre qu’il redoutait le plus : un retournement à cent quatre-vingts degrés destiné à dégager ses senseurs du trou noir de la propulsion Fasset. L’autre capitaine pourrait faire son relevé, se retourner de nouveau et louvoyer en contournant la primaire, maintenant ainsi sa propulsion, tel un impénétrable bouclier, entre son vaisseau et les armes d’Howell. Ce dernier pourrait toujours tenter de l’abattre, mais il lui faudrait alors largement déployer ses propres unités… pour ne rien obtenir qui vaille.
« Ce n’est qu’un destroyer, amiral. Nous pourrions…
— Rien du tout. Ce fils de pute va avoir une vue d’ensemble et, s’il se rapproche assez pour obtenir un relevé précis, nous volerons tous en enfer. Il peut se retourner, nous scanner et faire décoller son drone FRAPS. Il en a trois à sa disposition. Si nous faisons sauter le premier avant qu’il ne passe dans l’espace du vortex, il saura immédiatement comment nous aurons procédé. Il outrepassera les codes des autres, et l’abattre une fois le fait accompli serait un coup d’épée dans l’eau… alors ramenez cette navette ici !
— Oui, amiral. »
Elle se roula en boule dans la neige, lovée contre son frère, et caressa ses cheveux blonds. Son visage était intact, des flocons recouvraient ses yeux verts sans vie, et elle sentait le flot tiède de son propre sang imbiber son parka. Le sang écumait aussi à la commissure de ses lèvres et ses forces s’épuisaient rapidement.
La rampe de la navette se rétracta et elle s’éleva, portée par son antigravité, puis resta un instant en position stationnaire. Alors ses turbines gémirent, son nez se souleva et le module zébra le ciel. Elle restait seule avec ses morts et les larmes lui montèrent enfin aux yeux. Plus besoin de se concentrer, et son propre univers se ralentit et se remit en phase avec le reste du monde, tandis que l’axel la libérait et qu’elle serrait son frère contre elle en berçant l’agonie d’une autre chair que la sienne.
Une équipe de secours, Stevie, songea-t-elle. Au moins t’aurai-je envoyé une équipe de secours.
Mais ça ne suffisait pas. Ça ne suffirait jamais. Les salauds qui avaient manigancé tout cela étaient hors de sa portée et elle s’abandonna à sa haine. Elle la remplissait de désespoir, s’y mêlait comme le poison au vin, et elle l’ouvrit et la but à grandes goulées.
J’ai essayé, Stevie. J’ai essayé ! Mais je n’étais pas là quand tu avais besoin de moi. Elle se pencha sur le corps qu’elle embrassait, le berçant en même temps qu’elle sanglotait au vent gémissant. Qu’ils soient maudits ! Qu’ils aillent tous en enfer ! Elle releva la tête, cherchant follement la navette évanouie des yeux.
Tout ! Tout pour un dernier coup de feu ! Un seul dernier…
< Tout, petite ? >
Elle se pétrifia, le temps que cette pensée étrangère s’infiltre dans son esprit vacillant. Car elle ne venait pas d’elle ! Elle ne venait pas d’elle !
Elle referma les yeux sur ses larmes et la glace écarlate crépita quand ses poings se crispèrent sur le parka en lambeaux de son frère. Elle était finalement en train de devenir folle.
< Non, petite. Pas folle. >
L’air avait sifflé dans ses narines quand la voix inconnue avait de nouveau chuchoté. Aussi douce que la neige murmurante et bien plus froide. Aussi claire que le cristal et presque affable, mais vibrant pourtant d’une férocité égale à la sienne. Elle s’efforça de bander toute sa volonté pour la faire taire, mais trop d’elle-même était investi dans l’affaire, et elle se plia en deux sur le cadavre de son frère tandis que ses forces l’abandonnaient en même temps que son sang.
< Tu es en train de mourir, murmura la voix, et j’en ai appris davantage sur la mort que je ne l’aurais cru possible. Alors dis-moi… étais-tu sérieuse ? Serais-tu réellement prête à tout donner pour te venger ? >
Un rire saccadé la secoua en entendant chuchoter sa démence, mais elle n’hésita pas une seconde.
« Tout ! » hoqueta-t-elle.
< Pèse bien le pour et le contre, petite, je peux t’offrir ce que tu veux, mais le prix en sera… toi-même. Es-tu disposée à payer aussi cher ? >
« Tout ! » Elle releva la tête et hurla au vent, à son chagrin, à sa haine et au murmure de sa lucidité brisée, et un étrange silence plana brièvement dans son esprit. Puis…
< Voilà qui est fait ! > hurla la voix. Et les ténèbres se refermèrent enfin sur elle.